Innover dans un grand groupe: le test de l'effectuation

En tant que praticiens de l'innovation, il est important de régulièrement prendre du recul et comparer nos manières de travailler avec le cadre théorique donné par les chercheurs et les académiques. Philippe Silberzahn explique ce qui distingue l'entrepreneur des autres individus par l'effectuation. Et cela est supposé fonctionner aussi pour les intrapreneurs.
Confrontation des principes de l'effectuation à la réalité d'un programme d'intrapreneuriat
L'effectuation, le livre de Philippe Silberzahn

Dans mon post Comment créer un incubateur, j'ai brièvement mentionné le programme dont je me suis occupé et qui est décrit dans The Art of Opportunity. Je me propose donc de confronter les principes de l'effectuation à la mise en oeuvre pratique de ce programme. Evidemment, ce sont mes opinions personnelles qui ne reflètent en rien la position officielle de mon employeur.

Pour comprendre l'évaluation, il faut donner un peu de contexte: dans une entreprise américaine multinationale, le management européen a décidé de se doter d'un plan stratégique en 2005. Après un deuxième plan en 2010, le management constate en 2015 que les plans stratégiques successifs ont créé une forme de bureaucratie qui sert essentiellement à suivre l'avancement du plan en croisant ses différents axes (thèmes, pays, ...) et décide de tout bousculer avec un appel à l'innovation individuelle. Une méthode est créée avec des rôles spécifiques et le tout est supporté par un outil (sorte de boite à idée 2.0) qui inclut les principes du gaming et permet aux collaborateurs d'investir une monnaie virtuelle dans les idées. Pour accompagner le programme, des "agents" sont désignés pour les différentes lignes de business et les différents pays. Pour ma part, je suis agent pour la France. Il y a trois phases pour chaque idée: la phase préparatoire, la phase projet et la phase réalisation où l'on communique sur les résultats.

"Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras": c'est évidemment au coeur de la démarche. On demande aux collaborateurs de proposer des idées aussi bien dans leurs domaines qu'en dehors. Cela se base donc sur leurs envies, leurs expériences, leurs rencontres. Le programme ne prescrit pas de but précis, on est bien dans l'inversion de la stratégie classique.
Validé.

"Raisonnement en perte acceptable": initialement, les porteurs d'idée pensent que leur rôle s'arrête une fois que l'idée est enregistrée dans l'outil. Il faut alors les accompagner pour qu'ils réalisent qu'ils doivent s'investir s'ils veulent à minima que leur idée passe à l'étape de projet. Ce qui les amène à ce calcul de raisonnement en perte acceptable: il n'y a pas de danger sur leur poste, en revanche, ils doivent consacrer du temps et de l'énergie, ce qui n'est pas forcément évident car l'organisation ne fournit pas de cadre à la Google (20% de temps pour les projets "perso"). A noter que Google aurait été arrêté ce dispositif en 2013.
Validé. Et, ça filtre largement les porteurs d'idée.

"Patchwork fou": la méthode incite les porteurs d'idée à confronter leur idée à leurs collègues, à leur hiérarchie, à des sponsors potentiels. Naturellement, chacun a son opinion sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, ce qui contribue logiquement à faire évoluer l'idée. En tant qu'agent, je m'interdis à intervenir dans ce process car sinon, j'appliquerai un filtre qui n'est pas souhaitable. En revanche, j'accompagne les porteurs d'idée dans la démarche d'ouvrir leur idée à la critique constructive.
Validé.

"La limonade": ici, c'est plus compliqué. Les porteurs d'idée n'ont pas de formation à l'entreprenariat et peuvent s'accrocher à leur idée, même si on leur explique que les moyens demandés ne sont pas disponibles. De plus, la méthode limite le périmètre des "idées acceptables" à celle qui peuvent être mise en place sans changer les règles corporates, ce qui créé beaucoup d'incompréhension et de frustration.
Non validé.

"Le pilote dans l'avion": pour permettre aux idées de passer au statut de projet, je mets en place un processus qui passe par la préparation d'un pitch en 5 minutes devant un comité business puis un pitch en 15 minutes devant le comité de direction. Cette démarche engage les porteurs d'idée dans l'action. Cette action est source d'apprentissage notamment sur les mécanismes de prise de décision de l'organisation. A l'inverse, les pitch des collaborateurs est source d'inspiration pour le comité de direction pendant la période où il joue le jeu.
Validé.

En plus des 5 principes de l’effectuation discuté ci-dessus, il faut s’intéresser à la génèse du projet. La théorique indique que:
  • le point de départ, c’est l’individu,
  • l’idée provient d’une rencontre entre l’individu et un déclencheur,
  • l’opportunité, c’est le résultat du passage à l’action sur la base de l’idée,
  • et enfin, le projet viable, c’est le résultat de l’engagement des parties prenantes autour de l’opportunité.
Les trois premiers points sont validés.

La viabilité, c’est là que le bat blesse. Le middle management considère la démarche comme une figure imposée par le top management et globalement résiste pour s'engager dans les projets. Certains projets aboutissent, mais la difficulté pour les porteurs de projets à créer de l'adhésion parmi les parties prenantes en décourage beaucoup. Evidemment, les plus tenaces comprennent cet enjeu fondamental et permettront à leur idée d'aller jusqu'à son terme et donc d'être réalisée. C'est donc à cette étape que se révèle l'esprit entrepreneurial de certains.
Partiellement validé. 

Conclusion:
La théorie de l'effectuation fournit un cadre très intéressant pour analyser un programme d'intrapreneriat tel que celui que j'ai conduit. Il permet de mettre en avant (avec le recul) les deux points sur lesquels il faudrait porter son attention dans ce contexte: la mobilisation des moyens existants et l'implication des parties prenantes. J'espère que cette analyse servira à tous mes lecteurs qui s'intéressent à la relation startup / grands comptes et à la manière dont les grands comptes peuvent se transformer pour résoudre le dilemme de l'innovateur.

N'hésitez pas à réagir et à me faire part de vos commentaires.


Commentaires

  1. Le livre sur l'effectuation de P.Silberzahn est effectivement un très bon recueil de principes vertueux et personnellement je suis fan. Je converge aussi "la limonade" pose beaucoup de problèmes dans un contexte corporate car on y perd l'habitude de vendre ce que l'on a. C'est une critique que l'on retrouve dans aussi dans l'usage du Business modèle canvas où les travers habituel est d'être très inventif sur des propositions de valeurs totalement irréalistes. Il y a peut-être une croyance fortement ancrée que l'on peut toujours combler une lacune de compétence ou d'exécutions par de la R&D ou de l'acquisition? Maintenant c'est parfois vrai mais peut-être faudrait-il expliquer que ce n'est pas effectual et que cela reste rare.

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  2. Bonjour Dominique,

    Votre article est très intéressant. Vous décrivez dans votre article des concepts: de boite à idee 2.0, confrontation des idées, système de gamification par les collaborateurs, une dimension projet et mise en place d’un comité business, ce qui pour moi ressemble à de l’innovation participative alors que vous ne le mentionnez pas.

    Au contraire vous parlez de d’innovation personnelle.

    Est-ce a dessein et si non, quels liens faites-vous entre le programme xyz et l’innovation participative?

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