Monde d'après : sauvons le travail !

Le monde d'après. Que peut-on en attendre ? Sera-t-il différent du monde d'avant et si oui en quoi ?
Tout le monde y va de sa prévision ce qui en général revient soit à prendre une tendance déjà existante et à la généraliser, soit à projeter ses propres attentes dans un futur qu'on espère autoréalisateur.
La crise accentue les inégalités et la volonté de contrôle des dirigeants met le travail et les collaborateurs en danger

Si la question se pose, c'est parce que la pandémie et le confinement nous ont donné à penser. D'une part, la rapidité de l'épidémie et la réaction quasi-unanime des Etats nous ont pris par surprise. Le confinement a totalement bouleversé la routine du quotidien et en contraignant l'espace nous a fait redécouvrir la course du temps (L'expérience inédite d'un monde qui nous résiste). D'autre part, depuis le début du déconfinement, nous voyons bien que les principes de la distanciation sociale, s'ils sont nécessaires pour lutter contre le virus, vont forcément avoir un impact sur notre manière de vivre.

Le travail, en particulier, est largement bouleversé entre chômage partiel et télétravail forcé, cols blancs dans leurs résidences secondaires et cols bleus sur le front. Tous les experts réfléchissent donc aux évolutions du travail dans le monde d'après et les sociologues ne font pas exception. Ainsi le cabinet Conseil et Recherche lance une recherche-intervention collaborative sur l’accélération des mutations du travail par la crise sanitaire.

Voici ma contribution à l'édifice avec trois idées : l'accentuation des différences, la volonté de contrôle sans limite et l'augmentation des difficultés des collaborateurs qui en découle. Tu me reprochera peut-être une vision trop pessimiste.  Ce à quoi je répondrais par une citation de Winston Churchill :
Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l'opportunité dans chaque difficulté.
Mais n'anticipons pas sur ce qui sera ma conclusion.

La crise accentue les différences

Les différences ont toujours existé : secteur privé et secteur public, CDI et contrat précaire, ouvriers et cadres, ... Le législateur ne ménage pas ses efforts pour tenter d'uniformiser les statuts, mais sans grand résultat. On l'a encore vu lors de la réforme des retraites, tous défendent âprement leurs spécificités.

Lors de la crise, les différences se sont accentuées : le personnel médical ainsi que d'autres professions sont sur le terrain pendant que d'autres sont en sécurité chez eux, certains collaborateurs sont au chômage partiel tandis que d'autres enchainent les conférences vidéo sans arriver à prendre de pause. Le télétravail forcé a également mis en lumière les inégalités de logement ou encore l'aptitude très variable des parents à faire étudier leurs enfants à la maison. En moyenne, les femmes prennent plus en charge les tâches ménagères, ce qui accroit leur charge mentale. Le résultat, d'après l'étude Opinion Way pour Empreinte Humaine, c'est que les femmes sont 22% à être en détresse psychologique élevée contre 14% des hommes.

Ces différences ne sont pas nouvelles, mais, à mon sens, elles vont s'accentuer : déjà parce la crise touche certains secteurs d'activités beaucoup plus que d'autres. Rien de comparable entre les difficultés durables du transport aérien, la baisse probablement conjoncturelle de l'hôtellerie - restauration et les secteurs qui résistent bien comme l'agriculture, les télécommunications ou les services financiers. On constate également de grandes différences entres des entreprises d'un même secteur. Ainsi, pendant que PSA fait la une des journaux par sa décision de généraliser le télétravail pour plus de 80 000 collaborateurs, Renault se débat dans un plan de restructuration révélé au mauvais moment.

Malgré tous les efforts du gouvernement de soutenir la plupart des filières, il est évident que les PME vont beaucoup plus souffrir que les grands groupes car elles n'ont pas les mêmes marges de manoeuvre pour maintenir une trésorerie positive. Pour le moment, on entend surtout parler d'ETI en grande difficultés dans le domaine de l'ameublement et de la mode, mais Alinéa (2 000 salariés), La Halle (5 000 salariés), André (600 salariés) ou encore Naf Naf (1.170 salariés) ne sont malheureusement qu'un avant-goût des défaillances en cascade qui se préparent pour la rentrée.

Ces difficultés économiques vont naturellement accroître le chômage, ce qui va renforcer les différences de statuts. La liberté apportée par le travail indépendant va tout à coup être beaucoup moins attrayante que la sécurité d'un emploi salarié. Mauvais timing pour les plateformes car la cour de cassation a confirmé juste avant le confinement qu'un des chauffeurs d'Uber était dans les faits un salarié et non un auto-entrepreneur.

A l'intérieur même des entreprises, la réduction des coûts risque également de marquer la différence entre les collaborateurs qui contribuent directement à la réalisation du chiffre d'affaire et les autres. Les fonctions supports seront soumis à rude épreuve et j'anticipe une grosse pression sur les équipes innovation (Réinventer l'innovation pour sortir de la crise).

Toujours plus de contrôle

La période actuelle est remplie d'incertitudes. Nous ne connaissons que peu de choses sur le virus. Qui a réellement été infecté ? Est-ce qu'il mute ? Est-ce que nous développons une immunité ? Pour combien de temps ? Est-il sensible à la chaleur ? Quand disposerons-nous d'un vaccin ? Bon nombre de ces questions trouveront progressivement des réponses grâce à la science et aux études menées par les spécialistes.

Quel est le plan de déconfinement ? Le gouvernement a entamé le processus le 11 mai avec un calibrage des décisions tous les trois semaines. Les restrictions sur les déplacements nationaux sont levées, les restaurants peuvent à nouveau accueillir des clients mais on n'est pas à l'abri d'un retour arrière si l'épidémie reprend de la vigueur.

Mais c'est surtout les conséquences économiques qui sont le plus incertaines. Si tous les gouvernements et même l'Europe proposent des plans de soutien sans précédent, c'est que tout le monde est inquiet de possibles effets systémiques particulièrement incontrôlables. Selon l'étude du cabinet Xerfi, 60% des dirigeants anticipent des difficultés de trésorerie d'ici la fin de l'année et un retour à une activité quasi normale n'est pas attendu avant Juillet 2021 !

Si on en vient à essayer de penser le monde d'après, c'est en réalité parce le futur n'est plus seulement incertain, il devient inconnu. En particulier, le comportement des consommateurs et des clients échappe à l'exercice de prévision. Pour affronter l'inconnu, nous disposons d'outils (Innovation : trois outils pour faire face à la crise du Covid-19), mais malheureusement, ils ne sont pas assez répandus.

Au lieu de tester le marché à la manière d'une startup (Réussir le lancement de sa startup avec la méthode de Steve Blank), les dirigeants vont demander à leurs équipes de tenter de maitriser l'inmaitrisable et donc :
  • de réviser les budgets encore et encore
  • de s'engager pour la réalisation d'objectifs qu'on sait pourtant hors de portée
  • de supprimer toutes les dépenses non indispensables tout en demandant à minimiser les impacts opérationnels 
Tu peux donc t'attendre à toujours plus de plans, de contrôle, de KPI et de temps passé à justifier les écarts. 

Des collaborateurs de plus en plus en difficulté

Peut-être que je dresse un tableau plus sombre qu'il n'est en réalité. J'espère me tromper. Mais les injonctions paradoxales peuvent avoir des conséquences dramatiques. Ce qui est en cause, c'est le sens du travail (Comment sauver l'entreprise si on décourage les collaborateurs ?). Et si les dirigeants comprennent bien l'importance de cet engagement, ils commettent selon moi deux erreurs qui aggravent les difficultés des collaborateurs.

Premièrement, ils traitent le sujet au niveau du discours alors que ce qui est attendu, c'est des actions concrètes qui redonnent du sens du travail. Dans son article “Témoignages : Ces injustices au travail engendrées par le confinement”, Thierry Nadisic nous présente différents cas d'injustice : privilège accordé à un manager, absence de prise de décision, mise à l'écart du processus de décision. Tous ces éléments pèsent lourd sur la capacité des salariés à contribuer à la reprise. Un management juste peut résoudre ces difficultés, mais ce travail du quotidien est moins exaltant que d'afficher une nouvelle raison d'être.

Deuxièmement, ce discours de l'engagement raisonne particulièrement auprès de salariés très impliqués qui subissent déjà une intensification du travail. Le grand paradoxe de l'exigence de maitrise, c'est qu'il multiplie les emplois inutiles, les fameux jobs à la con (Faut-il se résigner aux jobs à la con ?). Pendant ce temps, ceux qui cherchent à bien faire n'auront probablement pas la possibilité de déroger aux règles toujours plus nombreuses. A la fin, ils devront choisir entre cynisme et burn-out.

Tout ça n'est pas nouveau, j'en parlais en déjà en septembre 2019 dans Alerte ! Le travail ne répond plus ! Mais aujourd'hui, les dirigeants font face en même temps à un futur inconnu qui les inquiète et à de grandes difficultés financières. La situation pourrait donc bien empirer.

Existe-t-il une solution ? Oui, selon moi, même si elle est exigeante. Il s'agit d'accueillir la déviance positive en entreprise. Au quotidien, les managers repèrent des écarts à la norme. Bien souvent, les collaborateurs responsables de ces écarts (déviance) l'ont fait en pensant à l'intérêt de l'entreprise (positive). Les managers qui ont repéré ces écarts doivent alors exercer leur jugement : laisser faire, interdire, encourager, voire dans certains cas agir pour faire évoluer la norme. Car c'est en accueillant la déviance positive (sans complaisance pour les tricheurs, naturellement) que chacun fait évoluer l'entreprise grâce à ce que le sociologue Norbert Alter appelle l'innovation ordinaire.

Si tu veux mettre en place cette démarche dans ton entreprise, tu peux me contacter: 
EDIT 8/7/2020 : voici un lien pour consulter mon livre blanc sur la déviance positive.


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