L'expérience inédite d'un monde qui nous résiste

C'est sûr, tu n'arriveras pas à tenir les objectifs 2020. Si le premier trimestre n'a été que peu impacté, la direction générale a acté que le deuxième trimestre serait catastrophique. Et elle met la pression sur ta direction financière pour réviser (encore !) les budgets prévisionnels.

Ce qui devrait être un acte de gestion simple est devenu un cauchemar pour les spécialistes. Faire et refaire des prévisions finit par causer malaise et angoisse chez les comptables mais aussi et surtout chez les managers et les dirigeants.

La cause est simple, d'une certaine manière. Il est impossible de savoir comment les consommateurs vont réagir à la sortie progressive de la crise. Chaque petite parcelle de certitude peut être instantanément anéantie par la décision de tel ou tel acteur notamment gouvernemental. La frontière entre la France et l'Allemagne pourrait ainsi réouvrir le 15 juin, sauf si l'épidémie repart. Pour tenter vainement de rassurer, les dirigeants font des déclarations qui jouent sur le sens et manipule le langage pour expliquer qu'au final, on ne sait rien. Ainsi, les Français peuvent réserver dès à présent leurs vacances car tout le monde s'engage à les rembourser si finalement les départs sont interdits. Donc on pourra partir ou pas ? Personne ne le sait.

Après avoir subi la contrainte du confinement, nous subissions l'angoisse du déconfinement. Au-delà des aspects économiques, tous les petits aspects de la vie quotidienne deviennent source de questionnement : faut-il aller faire des courses non essentielles ? Peut-on prendre les transports en commun ? Est-ce qu'il faut que les enfants retournent à l'école ? Comment articuler la vie professionnelle et ma vie personnelle alors que la prise en charge des enfants est largement dégradée ?

Bref, nous faisons l'expérience inédite d'un monde qui nous résiste et perturbe ainsi l'ensemble de nos routines. Nous allons découvrir ensemble que cette "indisponibilité du monde" peut aussi avoir des avantages.

La maitrise d'un monde muet

Aujourd'hui, tout le monde a bien conscience qu'il y aura un avant et un après. Bien plus qu'une crise, nous vivons actuellement une catastrophe, c'est-à-dire étymologiquement un bouleversement, comme l'explique Olivier Gramail, DRH de Mutex dans son Petit Essai de Déconfinement Métaphysique d’un DRH par Temps de Catastrophe).

Le monde d'avant avait bien des défauts, nous sommes d'accord. Mondialisation, défis climatique et écologique, enjeux sociaux, la liste est longue et chacun a sans doute ses propres interprétations sur ce qu'il aurait fallu changer.

Dans Accélération - une critique sociale du temps, le sociologue allemand Hartmut Rosa nous explique que notre système est soumis à une constante accélération directement lié à promesse du monde moderne. Cette promesse, c'est d'avoir toujours plus et ça passe nécessairement par plus de maîtrise. Ainsi, je souhaite toujours plus de vacances satisfaisantes, mais hors de question d'être soumis à une météo capricieuse. Et pour pouvoir voir toujours plus de monuments significatifs, mon organisateur a calculé un agenda hyper serré. Si le chauffeur du bus est allé boire un café et qu'on attend, ça devient vite insupportable.

Le malheur, c'est que nous sommes tous en concurrence dans cette promesse d'accès au monde. Nous devons donc être toujours plus efficace et toujours plus rapide. Son agenda étant toujours plus chargé, le dirigeant a choisi de transformer les réunions d'une heure en réunion de 30 minutes tout en exigeant le même résultat. Le système s'emballe et les technologies sensées nous aider en réalité aggravent le problème.

Le paradoxe, c'est que ce monde asservi à nos attentes devient alors muet. Hartmut Rosa décrit une relation réussie avec le monde par le concept de résonance. En résumé, pour que le monde nous réponde (ou pas), il faut un mélange d'affection et d'émotion, d'intérêt propre et de sentiment d'efficacité personnelle. La condition, c'est finalement que le monde (ou l'ami.e ou le travail ou le coucher de soleil) aussi arrive à nous toucher et à nous transformer.

Nous vivons la frustration du Roi Midas qui a obtenu de tout transformer en or mais ne peut pas en profiter.

Le confinement, maitriser l'inmaitrisable ? 

La pandémie a agi comme une douche froide pour nous rappeler que notre maîtrise était en réalité une illusion. Nous ne savons pas quand le virus est apparu, comment il s'est propagé, qui a été contaminé ou pas, et même si nous sommes susceptibles de l'avoir à nouveau.

En revanche, la plupart des pays ont fait le choix du confinement pour limiter la propagation du virus et instantanément, l'économie mondiale s'est arrêtée. D'après Hartmut Rosa toujours, cette capacité à faire ce que tous pensaient impossible, c'est finalement le petit miracle du confinement au milieu de toutes ces souffrances (Le miracle et le monstre – un regard sociologique sur le Coronavirus). On peut même espérer que ce monde devenu inconnu soit à nouveau en mesure de nous parler.

Au niveau individuel, l'expérience est très contrastée. Certains ont l'impression de beaucoup plus travailler, de ne plus avoir de pauses, d'être sous pression en permanence. D'autres au contraire ont profité du confinement pour reprendre le temps de lire, de réfléchir ou même de ne rien faire.

L'incertitude énorme qui pèse sur le futur des entreprises fait craindre que les dirigeants réagissent en proposant toujours plus de la même chose : plus de normes, de règlementations, de comités adhoc, d'indicateurs pour retrouver la maîtrise au plus vite. Les conséquences sont connues, c'est l'explosion des jobs à la con (Innovation : les salariés ont la solution ! et Alerte ! Le travail ne répond plus !) et du burn out (3 conseils pour échapper au burn-out).

Bien sûr, il n'y a pas de fatalité. Sans attendre, nous pouvons tester trois outils indispensables :  l'effectuation, la déviance positive et l'attitude antifragile (Innovation : trois outils pour faire face à la crise du Covid-19). Mais il faut également se préparer à un nouveau paradoxe : c'est au moment où nous avons le plus besoin d'innovation que les budgets vont être le plus limités (Réinventer l'innovation pour sortir de la crise).

Alors, prêt.e pour le monde d'après ? 

Pour sauver le monde, nous avons décidé de le stopper. En se confinant, nous avons limité l'espace et redécouvert la course du temps (Avec le confinement, notre espace-temps est chamboulé). Avec notamment l'idée que nous pourrions profiter de cette pause pour réfléchir et bâtir ensemble le monde d'après.

Mais il ne faut pas se leurrer : les forces du passé resteront largement vigoureuses et nous pourrons rapidement oublier cette suspension du temps comme nous oublions nos résolutions de la bonne année. A l'inverse, il faut se méfier des gourous qui vous prédisent un monde d'après sur la base de principes qui ne sont finalement que les projections de leurs propres attentes. Néanmoins, à ton niveau, tu peux changer des pratiques et contribuer d'une certaine façon à la (re)construction du monde d'après.

Déviance positive (Accueillir la déviance positive en entreprise), corporate hacking (Tous corporate hackers, ou presque), test and learn (Réussir le lancement de sa startup avec la méthode de Steve Blank) finalement, toutes ces approches nécessitent un lâcher-prise qui est loin d'être naturel comme tu peux le voir dans ces exemples :
  • mettre en place un programme d'action sans savoir précisément le résultat qu'on peut en attendre,
  • remplacer la construction d'un plan détaillé de ce qui devrait se passer par une succession de tests à cadence rapide pour capter au plus prêt l'évolution du comportement des consommateurs ou les attentes des clients,
  • considérer les écarts à la règle comme une source potentielle d'innovation et savoir le cas échéant "fermer les yeux",
  • proposer un espace de liberté et observer qui se saisit de ces nouvelles marges de manoeuvre,
  • autoriser la redondance et les perturbations pour mieux pouvoir saisir les surprises (bonnes ou mauvaises).
Les spécialistes du développement personnel le savent bien, il est nécessaire de compléter cette logique managériale par une évolution du rapport au travail de chacun. Je te propose quelques pistes :
  • travailler mieux (notamment en résistant aux exigences de l'immédiateté)
  • limiter les temps d'hypersollicitation (écrans, réseaux sociaux)
  • s'organiser des pauses avec rien de particulier à faire
Si tu souhaites relancer ton activité avec ces techniques finalement assez peu répandues, tu peux partager tes initiatives en commentaire ou me contacter: 
EDIT 8/7/2020 : voici un lien pour consulter mon livre blanc sur la déviance positive.

Commentaires