Qu'est-ce qui vous empêche d'innover ?

Sortir de la spirale des modes managériales

Décidément, 2020 est une année bien difficile pour l'innovation ! Le premier confinement avait montré la grande capacité d'adaptation des fonctions opérationnelles laissant les directions innovation un peu sur la touche. Il y a 6 mois, j'ai proposé de réinventer l'innovation pour sortir de la crise pour qu'elle soit plus pragmatique et directement utile au business. Mais depuis quelques jours, nous voilà plongés dans un deuxième confinement national. 

Sur la plus longue période, la situation n'est guère plus reluisante. En 2015, ton entreprise a sans doute défini un plan d'action pour résister à l'ubérisation de son secteur. En 2016, s'il n'existait pas déjà, vous avez lancé votre fonds d'investissement (CVC : corporate venture capital). En 2017, vous avez installé un incubateur ou un accélérateur à Station F. Est-ce dû à l'inexorable déclin de la relation startup / grand groupe ? En tout cas, les résultats ont tardé à venir et vous avez sans doute décidé pour 2018 et 2019 de mettre l'accent sur les programmes d'intrapreneuriat (Intrapreneuriat: 10 critères pour évaluer votre programme). 

Dernier concept à la mode : le startup studio qui permettra de produire en série des "corp-up", un hybride entre une startup et un grand groupe. Envie d'en savoir plus ? Je te recommande le livre blanc de la MAIF sur le sujet : L’hybridation, une nouvelle stratégie pour innover sur le temps long.

Avec le recul, tu te demandes peut-être si nous ne sommes pas en train de succomber à des modes managériales successives. Et c'est une question légitime que je m'étais également posé il y a 18 mois : L'intrapreneuriat survivra-t-il à l'effet de mode ?

Car reconnaissons-le, innover dans un grand groupe ou dans une ETI semble bien relever de l'injonction paradoxale : 

  • Il faut continuer à innover mais les budgets sont de plus en plus réduits
  • Innover nécessite de changer l'existant, pourtant les entreprises réduisent toujours plus les marges de manoeuvres avec de nouveau process (Alerte ! Le travail ne répond plus !)
  • Ceux qui osent sortir des sentiers battus ne sont pas toujours récompensés et parfois, c'est même l'inverse. A tel point qu'on peut se demander si l'intrapreneuriat n'est pas une "machine à éjecter les talents"

Attention, les règles et les habitudes ont la vie dure

Au coeur de la tension que vivent les entreprises, il y a cet écart toujours plus grand entre le discours et le travail au quotidien. C'est pourquoi je considère extrêmement dangereux d'investir beaucoup d'énergie dans la formulation d'une raison d'être qui sera nécessairement éloignée de ce que vivent concrètement les collaborateurs. Le quotidien, c'est le chômage partiel ou le télétravail avec parfois des tensions sur ce qui peut ou doit être faire. Même si la situation économique est extrêmement tendue, abuser des aides actuelles est extrêmement risqué et peut entrainer une crise éthique et le désengagement des collaborateurs pour longtemps : Comment sauver l'entreprise si on décourage les collaborateurs ? 

Lorsqu'on cherche à caractériser la culture d'entreprise, il ne faut pas s'attacher au discours, mais bien plus aux références qui vont guider les salariés dans toutes les décisions nécessaires pour faire leur travail. Quelle est la procédure pour établir le budget annuel ? Est-ce que le budget est suivi et respecté ou pas ? Quel est le critère qui va décider de l'importance d'un manager ? Le nombre de subordonnés ou au contraire la proximité avec le directeur général ? Est-ce qu'on peut s'adresser à n'importe qui dans l'entreprise y compris son n+2 ou faut-il nécessairement passer par son responsable hiérarchique au préalable ? 

Toutes ces règles tacites sont connues et en général transmises aux nouvelles recrues lors de leur intégration dans l'entreprise. Ceux qui ne les respectent pas sont rapidement identifiés et rappelés à l'ordre. S'ils persistent, ils peuvent être alors considérés comme de dangereux déviants. Cette réputation peut se diffuser dans l'entreprise et agir comme un véritable stigmate. C'est un point qu'il ne faut pas négliger lorsqu'on s'engage dans un programme d'intrapreneuriat : 3 conseils pour tirer le meilleur d'une expérience d'intrapreneur.

Changer ces règles est possible, mais très délicat comme on le constate lorsqu'on cherche à diffuser une "culture de l'échec" (Culture de l'échec : peut-on apprendre de ses erreurs ?).

Comment favoriser l'innovation en entreprise ?

Pour sécuriser les projets d'innovation, certains vont chercher des appuis internes : Intrapreneuriat: 3 clés pour trouver un sponsor et réussir ton projet

A mon sens, il est surtout souhaitable de bien connaitre les codes de l'entreprise tout en gardant la liberté de ne pas s'y soumettre quand ça fait sens. Et dans ce cas, il faut que tu sois en mesure de bien justifier tes choix, sinon, tu perdras toute possibilité d'avoir un impact. 

Voici quelques exemples où tu risques de rencontrer des résistances et des incompréhensions : 
  • Innovation Jugaad : quand la capacité d'innovation se mesure à la taille des budgets de R&D, pas facile d'expliquer qu'on peut faire autant (ou presque) avec 10x voir 100x moins de budget. Pourtant, le respirateur à base d'EasyBreath de Décathlon nous montre que c'est possible. 
  • Effectuation : quand on te demande un plan précis et un budget, compliqué de répondre que tu vas saisir les opportunités qui vont se présenter. Pourtant, le résultat dépassera souvent les attentes : L'effectuation est aussi efficace dans les grands groupes !
  • Laisser-faire : dans un monde dominé par les process, si tu défends l'idée d'un laisser-faire, tu vas sans doute ramer. Pourtant, c'est très efficace comme je l'ai décrit dans mon Guide de survie pour innovateurs en entreprises hiérarchiques.
Dis autrement, ceux qui réussissent sont ceux qui arrivent à intégrer un double discours : d’un côté il faut des règles et d’un autre côté, on ne peut rien faire de profitable sans les transgresser.  D'après Luc Boltanski (De la critique), maitriser ce type de savoir, c'est précisément ce qui caractérise la classe dominante. Et c'est vrai que les dirigeants s'autorisent à passer outre de nombreuses règles. Je ne parle ici pas d'actions qui relèvent de la justice, mais plutôt de règles internes à l'entreprise. Ces règles sont particulièrement faciles à transgresser pour eux pour la bonne raison que ce sont eux qui les créent. Ainsi, un dirigeant pourra imposer un gel des embauches alors même que des postes sont à pourvoir ou décider d'une rallonge budgétaire pour un projet qu'il a estimé prioritaire. 

Evidemment, le dirigeant n'a en général pas le temps de se consacrer à l'innovation. A l'inverse, soutenir les innovateurs internes implique de leur donner un pouvoir qui va déstabiliser l'ordre établi. Innover revient alors à favoriser la déviance dans des conditions bien limitées, c'est ce qu'on appelle la déviance positive. 

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